Réparation automobile : les constructeurs vont devoir partager les données embarquées
Les véhicules connectés génèrent des milliards de données qui sont bien peu utilisées pour l’instant : il s’agit d’un pré carré que les constructeurs conservent contre vents et marées. Mais entre une plainte émanant de Carglass en Allemagne et surtout la nouvelle législation en cours d’écriture à Bruxelles, il y a fort à parier que ces industriels seront contraints d’ouvrir les boîtiers d’ici 2024.
Le 14 juin dernier, le spécialiste du vitrage automobile Carglass et le réseau de réparation ATU ont vu rouge, en Allemagne. Décision a été prise de porter plainte contre Stellantis (fusion de PSA Peugeot-Citroën et de Fiat Chrysler Automobiles), plus précisément contre Fiat, au motif que l’entreprise mettrait une certaine ardeur dans le fait de décourager les techniciens indépendants d’accéder aux données permettant le recalibrage des caméras situées dans les pare-brise. Pour ce faire, il faut en effet interroger l’électronique embarquée de l’auto via la prise OBD (qui permet le diagnostic du véhicule par tous les réparateurs) située dans l’habitacle : « Concrètement, la question qui se pose devant la Cour de justice européenne est de savoir si les conditions imposées par Fiat Chrysler Automobiles pour l’activation du port OBD (ce que l’on appelle le “Secure Gateway”, c’est-à-dire l’ enregistrement personnel du mécanicien auprès de Fiat et la connexion Internet permanente au serveur de Fiat pendant les opérations d’écriture) sont autorisées par le droit européen », indiquent de concert ATU et Carglass.
Extrait de casier judiciaire
La situation actuelle est la suivante : la législation européenne contraint déjà les constructeurs à partager les données embarquées avec le milieu de la rechange indépendante. Il ne devrait donc pas y avoir de problème, à ceci près que les constructeurs ont été obligés de créer des serveurs informatiques à destination des réparateurs, et qu’ils ont le droit de facturer leur utilisation. De surcroît, les constructeurs ont, sous couvert de lutte contre le piratage électronique des voitures, imposé aux réparateurs de montrer patte blanche. Pour recalibrer une caméra de pare-brise, un technicien est la plupart du temps contraint de prouver son identité, d’entrer le numéro de Kbis de sa société voire, dans certains cas, de fournir un extrait de casier judiciaire ! « Pour pouvoir éteindre le témoin indiquant que le véhicule doit être vidangé, chez Fiat, il faut payer un abonnement », fait ainsi remarquer Thomas Delome, le directeur technique du réseau Feu Vert. Et de citer un autre exemple proche de l’absurdité chez un constructeur allemand bien connu : sur le modèle phare de cette marque, changer les plaquettes de freins arrière requiert de déverrouiller le système de frein à main, une opération qui touche à la sécurité de l’auto. Il faut donc se connecter sur les serveurs de la marque et payer un accès pour pouvoir libérer électroniquement le frein à main… « Il serait intéressant de disposer d’une certaine harmonisation sur la tarification », note Olivier Helore, le responsable du développement des services à la réparation d’Autodistribution. « Cela peut aller de 11 € de l’heure en passant par 15 € le déverrouillage ou 39 € la semaine pour travailler sur une seule auto. »
Alors que Bruxelles est justement en pleine période de consultation des parties prenantes pour écrire sa prochaine législation sur les données embarquées, la première demande des réparateurs porte sur ce point : bénéficier de serveurs fiables et simples qui ne facturent pas des milliers d’euros à chaque fois qu’un mécanicien les interroge. Mais ce n’est que l’arbre qui cache la forêt : « L’enjeu, ce sont les données d’usage. Pour l’instant, il n’y que le constructeur qui les capte, personne d’autre », affirme Aliou Sow, le secrétaire général de la Fédération nationale des artisans de l’automobile (FNA). Les « données d’usage » sont toutes celles qui ne correspondent pas aux caractéristiques techniques du véhicule. Elles sont propres à son utilisation. Par exemple, le nombre de surrégimes enregistrés par le calculateur. Cela peut aussi être des données de géolocalisation, d’horaires d’utilisation du véhicule… « Depuis l’apparition de l’eCall, tous les véhicules sont connectés et communicants », explique Aliou Sow.
Business en devenir
Ces données d’usage sont ni plus ni moins que le nouvel eldorado pour la myriade d’entreprises qui proposent des services autour de l’automobile : assureurs, mais aussi garantisseurs, réparateurs, etc. : « Cette législation est cruciale pour notre secteur afin de disposer d’un accès à distance aux données des véhicules et de pouvoir offrir des services numériques innovants », rappelle la Fédération internationale des distributeurs de l’après-vente automobile (Figiefa). À l’instar de presque toutes les parties prenantes, la Figiefa voudrait donc pouvoir bénéficier de données dans un format standardisé, libres d’accès et à des tarifs raisonnables. Et c’est exactement ce que les constructeurs redoutent : « Les conclusions de l’analyse menée dans le cadre du présent rapport démontrent la nécessité non pas d’intervenir pour réguler l’accès aux données des véhicules, mais au contraire de sécuriser le droit de propriété des constructeurs sur leurs investissements et les innovations qui en résultent », faisait observer en 2020 un rapport de Deloitte commandé par le Comité des constructeurs français d’automobiles (CCFA). Déjà peu enclins à partager les secrets des calculateurs, les constructeurs ne veulent en outre pas entendre parler d’une standardisation du format de la donnée, « car cela imposerait une forte charge technique et financière aux constructeurs sans être indispensable pour l’opérateur indépendant », considère l’association des constructeurs européens (ACEA).
Sans préjuger de l’avenir du futur règlement européen qui devrait être prêt pour 2024, les constructeurs risquent fort de voir leurs demandes rejetées : Bruxelles et le commissaire européen au marché intérieur ne goûteraient que très peu l’argumentaire protectionniste développé par les fabricants de véhicules.